Dans le café Estanguet ce jour-là il y a affluence – pourquoi ai-je besoin de spécifier « ce jour-là » ? Un des habitués du lieu, Manolo, se vante une fois de plus de sa bravoure militaire passée.
– Jo, n’èi pas jamei avut paur de cap tà l’enemic :
Moi, je n’ai jamais eu peur face à l’ennemi.
Hélas pour lui un impertinent réplique aussitôt :
– E perqué donc as recevut ua bala au cuu si n’èras pas en trin de t’escapar ?
Et pourquoi donc alors as-tu reçu une balle dans les fesses, si ce n’est parce que tu étais en train de t’échapper ?
Accoudé au comptoir du café Caillabus, Jacolet commande une bouteille de vin.
– Que’m bailharàs un pinton de roi e dus veires sus aquera taula.
Tu me donneras une chopine de vin rouge et deux verres à cette table.
Pendant un certain temps rien ne bouge, ni au bar, ni à la table, pourtant servie. Après quelques minutes Jacolet quitte le bar et s’assoit à la table devant un des deux verres, les remplit tous les deux et s’exclame :
– Aqueth gran carcan de Felix n’ei pas viengut uei. Que’m va caler vueitar lo son veire e béver a la soa santat !
Ce grand carcan de Félix a oublié de venir aujourd’hui. Il va falloir que je vide son verre et que je boive à sa santé !
Déjà à l’époque il arrivait que des discussions avinées se terminent en pugilat. Ainsi, le malheureux, et poids léger, Antoine, reçut-il sur son visage, un jour de « peleja » (dispute), une marque d’affection de la part d’un certain Marcellin, de gabarit d’une autre catégorie. Antoine s’en revint dépité chez lui et s’adressa à sa sœur Anna avec laquelle il vivait :
– Anna, qu’at sabèras qu’aqueth triste messatgèr de Marcellin que m’a dat un cohat !
Sache, Anna, que ce triste sire de Marcellin m’a giflé !
– Torna-t’i (retournes-y) lui rétorqua Anna.
Retour à l’auberge, deuxième manche de l’altercation, deuxième sanction (une gifle sur l’autre joue), deuxième retour à la maison.
– Que me’n a balhat ua auta (il m’ a donné une deuxième gifle).
– Demora tà casa (reste à la maison maintenant).
Une affaire qui dure entre deux familles du village, les Labastide et les Duboscq. Les pères de Nénesse (Duboscq) et Tonio (Labastide) s’étaient frictionnés il y a quelques années puis avaient passé le témoin de la querelle à leurs enfants. Rentrant chez lui après une soirée agitée au café Estanguet, Tonio bredouilla-t-il à sa mère :
– Eth hilh d’aqueth qui a trucat lo ton marit autes còps qu’a volut trucà’m !
Le fils de celui qui a frappé ton mari autrefois a voulu me frapper !
Le même Tonio se ravitaillait habituellement en vin rouge à une barrique du café Estanguet situé à deux pas. Amélie, sa mère, qui ne rechignait pas à lever le coude en sa compagnie, se proposa un jour d’aller chercher et ramener au logis leur breuvage vitaminé. Dès qu’elle revint (rouge) en leur masure et franchit le pas de la porte Tonio voulut trinquer avec elle. Il grimaça aussitôt, émettant un doute sur le degré de l’alcool bu, chiffre pourtant bien inscrit sur la bouteille. Le lecteur perspicace aura deviné qu’une fontaine publique se dressait entre le bistro(*) et la maison des deux personnages. Source tentatrice pour Amélie qui entama au goulot la bouteille de vin et compléta la place vide par de l’eau de la fontaine. Jean, du même nom, eut peut-être conclu ainsi cette « fable » : ne laisse pas autrui faire à ta place ce dont tu es capable d’assurer.
(*) bistro ou bistrot, les deux écritures sont autorisées. Bistro sans « t » me paraît plus esthétique même si bistro et santé ne sont pas toujours compatibles.
En ce temps là la circulation automobile n’était pas des plus intenses. Les troupeaux de bovins se déplaçaient tranquillement dans le village du pré à l’étable, les poules picoraient dans le fossé herbeux, les jeunes gens organisaient des parties de pelote dans la rue, connaissant parfaitement l’heure de passage de l’autobus, avec un matériel très simple : un portail de grange en guise de fronton, des raquettes en bois en lieu de pala, ou des journaux torsadés faisant office de chistera, une balle de tennis au lieu de la pelote réglementaire. Du bistro Estanguet le client fatigué empruntait une porte donnant sur la rue et, sans parfois même ouvrir les yeux, se soulageait sans vergogne contre le mur extérieur de l’établissement, de longues tracées odorantes traversant ensuite la route jusqu’à la rigole opposée. Lorsque Estanguet s’agrandit de nouvelles salles, des WC plus modernes furent installés à l’intérieur du café, au fond de celui-ci (dans l’ancien bistro ils se situaient dans une cour trop éloignée des agapes pour espérer attirer les clients). Mais le grand Arnaud mit du temps à intégrer cette nouvelle disposition des pièces. Perturbé par l’absorption de picrate, dont seule la quantité ingurgitée l’intéressait, dans un état quelque peu vaporeux (drin embrumat), un besoin urgent le fit prendre la porte du chais. Un mur qui jouxtait la porte s’offrit à lui qu’il pensait être … le mur de dehors, comme dans l’ancien bistro. Réflexe fatal car il s’agissait en fait du mur … du couloir séparant le chais d’une autre salle. Retentit alors un énorme « Quin salòp » – que je ne pense pas utile de traduire – sorti de la bouche de la tenancière, au langage habituellement châtié et même précieux quand l’occasion se présentait.